L'urgence c'est sexy !

La multiplication des opérations d'urgence a fait exploser le marché de l'aide internationale. Véritables multinationales de la charité, les organisations humanitaires ont développé une logique d'entreprise dont les excès suscitent un vaste débat éthique.

« L'urgence, c'est sexy! » Lancée en guise de boutade par une attachée de presse de Médecins sans frontières, cette formule de choc résume l'impasse dans laquelle les organisations humanitaires sont engagées. Les pionniers un peu soixante-huitards qui s'engagèrent dans les missions d'urgence du Biafra ou au Vietnam dans les années 70, petits groupes de volontaires émus par tant de misère, sont aujourd'hui à la tête de vastes multinationales dont les budgets dépassent souvent ceux des Etats dans lesquels ils travaillent. Le «marché de l'humanitaire» n'est pas une représentation de l'esprit. Dans un best-seller célèbre* publié en 1989, le journaliste britannique Graham Hancock estime à 60 milliards de dollars le prix annuel de l'aide au tiers monde. Cela représente d'abord les projets de développement à long terme financés par les organismes internationaux et les coopérations bilatérales. Mais la part de l'assistance humanitaire sur ce montant a passé de 1à 6% depuis 1985. L'OCDE estime que le budget annuel de l'assistance humanitaire a explosé de 200 millions de dollars en 1971 à près de 3,5 milliards en 1993. C'est ce que les professionnels appellent «le marché de l'urgence». Comparé au «marché du développement», celui de l'urgence a le double avantage de recevoir des fonds du public et d'encaisser des subventions des Etats, mis sous pression. Ainsi, l'ouverture des camps du Zaïre a permis un appel financier de 700 millions de dollars en quelques semaines. La reconstruction du pays mobilisera en 1995 également 700 millions, essentiellement investis dans les projets gérés par l'aide internationale. Aujourd'hui, les budgets des ONG valent ceux des grandes entreprises. La Fédération des Croix-Rouge, à elle seule, a dépensé près de 1,4 milliard de francs en assistance entre 1991 et 1994.
Conséquence de ce phénomène économique, au fur et à mesure que les conflits se multiplient, que les budgets d'assistance explosent, l'industrie de l'humanitaire devient elle aussi obèse. Une des plus anciennes multinationales de l'humanitaire, l'américaine CARE, en est un bel exemple. Née en 1946 avec le Plan Marshall et la distribution de paquets-cadeaux, LARE International dispose aujourd'hui d'un budget qui frise le demi-milliard de dollars, dont une partie provient de ses 400'000 donateurs aux Etats-Unis et des onze succursales à travers le monde chargées de drainer des fonds dans leurs pays respectifs. Fondation privée qui regroupe dans son conseil toute la fine fleur de la bonne société américaine, LARE est un des partenaires privilégiés du gouvernement des Etats-Unis, dont elle reçoit l'essentiel de ses fonds.
Le Britannique Rowland Roome, responsable de LARE au Rwanda, est un des milliers de collaborateurs de l'organisation à travers le monde. Vieux routier de l'humanitaire, Hoorne ne cache rien de l'entreprise géante pour laquelle il travaille: «C'est vrai que l'urgence attire des fonds. CARE est d'ailleurs prioritairement sur ce marché. Nous avons constaté qu'au Rwanda, il y a saturation. Cela devient un milieu compétitif où chacun tente d'occuper un créneau (santé, nourriture, éducation), quitte à déloger un concurrent. Il faut développer des stratégies de marketing. Cela réclame une grosse infrastructure, donc des coûts élevés.» Conséquence, il arrive même à CARE de rejeter des projets trop petits pour elle.

Les ONG sont condamnées à courir les conflits, pour encaisser des fonds et faire tourner la machine.

Certaines ONG ne vivent d'ailleurs quasiment que de l'urgence et refusent de s'engager dans des contrats à long terme. La britannique CONCERN et la française Action internationale contre la faim (AICF) ont démarré lors de la grande famine du Soudan dans les années 80 et ont grandi dans l'urgence. Aujourd'hui, ce sont des organisations lourdes, brassant de gros budgets et devenues partenaires incontournables des donateurs. D'autres ont été créées spécifiquement pour le Rwanda, et n'ont vu dans cette tragédie qu'un moyen de venir jouer, à leur tour, dans la cour des grands.
Complètement à l'opposé de la multinationale LARE, l'organisation belge Réseau des citoyens a, justement, pris naissance au Rwanda. Avec une démarche originale puisqu'elle envisage de se saborder une l'ois son travail achevé. Nouveau dans le monde de l'humanitaire, les gens de Réseau des citoyens affirment avoir compris «la perversité du système»: «Les ONG créées pour l'urgence enflent à chaque opération, affirme Daniel de Beer, son directeur. Tant que l'argent coule à flots, elles engagent toujours plus de personnel et de moyens. Elles deviennent alors condamnées à courir les conflits, pour encaisser des fonds et faire tourner la machine. Sinon, elles crèvent!» De Beer se rappelle comment il a créé son ONG: «A ce moment-là, en pleine crise rwandaise, c'est facile. Les donateurs versaient des fonds à tour de bras. Il suffit d'un exposé convaincant, un narratif politique et un descriptif technique. Au début, nos projets étaient invendables voire nuls. Mais nous avons appris sur le terrain. Aujourd'hui, de grandes ONG comme Amnesty nous piquent nos idées.» Réseau des citoyens refuse de tomber dans le cercle vicieux du «développement institutionnel». Même si elle-même doit sa création à Médecins sans frontières, qui l'a financée anonymement pour explorer un marché prometteur, la justice, que les médecins français ne connaissent pas encore!

Le Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR), chargé de répartir l'an dernier dans les camps hutus près de 250 millions de dollars entre les 180 ONG présentes sur place, connaît bien les effets pervers de ce mécanisme économique qui condamne les ONG à l'urgence pour survivre. «Le problème de l'action de fond est le rapport coût/bénéfice, dit Joël Boutroue, du HCR à Goma. Certaines ONG dépensent près de 80% de leur budget en salaires pour leurs coopérants expatriés, pour leur confort et leur logistique. Elle deviennent des prestataires de services plus que des partenaires opérationnels. Certaines ont même exigé que l'on finance les frais de fonctionnement de leur siège!» Particulièrement visées, les organisations religieuses, dont les rapports coûts/bénéfices sont les plus bas. Ainsi, un responsable de ACIST, une ONG protestante présente à Goma, confesse que près de 50% de son budget file en talkies-walkies, ordinateurs, voitures, villas et salaires, pour quelques minuscules projets d'assistance scolaire.

Comme les entreprises, les ONG ont recours au marketing pour vendre leur produit. Et comme les grandes batailles économiques, tous les coups sont permis entre ONG. Ainsi, Amnesty International Suisse a
eu accès au fichier d'adresses de Greenpeace, par le biais d'une société de relations publiques zurichoise. Un vivier de donateurs qui ne lui a coûté que 100'000 francs. Mais l'instrument préféré des ONG reste la chasse aux médias. Des budgets colossaux sont consentis en relations publiques, certaines ONG ont mis en place des attachés de presse pour chacun de leurs projets. Les plus anciennes développent des stratégies de communication complexes. Ainsi, MSF, dont le fondateur Bernard
Kouchner est un ex-journaliste du défunt magazine Actuel, doit son explosion à une connaissance éprouvée du fonctionnement des médias. Dernière stratégie en date, le Burundi, où MSF a l'ait preuve d'une rare intelligence dans sa campagne médiatique. Pour ne pas se brouiller avec les autorités locales, ses chargés de communication ont alimenté la presse en informations confidentielles, recoupées auprès d'autres ONG. Résultat: des articles et des images nombreuses sur le Burundi, l'impression d'une situation explosive, tout bénéfice pour les appels de fonds de MSF, dont le nom n'est quasiment jamais apparu! Plusieurs ONG rivales, ainsi que le HCR, ont même accusé MSF, qui a quitté les camps du Zaïre par «conscience morale» - on ne nourrit pas des tueurs! -, de l'avoir fait sur conseil de ses experts en communication. Car il est vrai qu'en apparaissant comme la seule ONG «à se poser des questions sur son engagement humanitaire» («Back to the roots», dit un coopérant), MSF a fait grand effet sur son public et ses donateurs.

Pour les ONG moins puissantes et aux sources de financement moins diversifiées que MSF par exemple, la course aux budgets entraîne une dépendance accrue envers les pouvoirs politiques, souvent uniques bailleurs de fonds. Des ONG comme les britanniques Merlin ou l'AICF vivent de l'aide gouvernementale. Cela ne va évidemment pas sans concessions idéologiques. Récemment, des incidents entre le coordinateur de l'Union européenne pour la Somalie et le président du Somaliland en ont fourni un exemple limpide. Principal pourvoyeur de fonds des ONG en Somalie, l'UE, toujours plus puissante sur le marché humanitaire, a décidé sans consultations de suspendre son assistance à la suite d'une querelle politique entre son représentant et le président du Somaliland. Les ONG ont protesté, mais le représentant a estimé qu'il n'avait pas à consulter ses «clients», même si sa décision menaçait leurs programmes.

Lorsque l'Union européenne a décidé de geler ses fonds suite à la tuerie du camp de Kibeho, au sud du Rwanda, OXFAM s'est empressée de protester. «L'UE encourage la création de petites ONG, financées par elle, qu'elle peut ainsi mieux contrôler et diriger», lance un responsable du HCR. Autre exemple: toutes les ONG américaines ont quitté la Somalie lorsque Washington a retiré ses G.I. Mais elles restent représentées en Ethiopie, bastion chrétien face au Soudan islamique, et soutenues par les Etats-Unis. Certaines sont tenues contractuellement à remettre leurs rapports de situation à leur bailleur. «Heureusement, dit Rowland Roome le coordinateur de CARE à Kigali, nous avons diversifié nos sources de financement. Mais il est clair que sans cela, comme nous sommes encore très dépendants des fonds du gouvernement américain, nous ne pourrions pas travailler par exemple au Soudan islamique.» A l'inverse, toujours dans le cas du Soudan, les protestants luthériens de Norwegian People Aid (NPA) n'ont, eux, aucune difficulté de financement pour travailler au Soudan-Sud chrétien, en guerre contre le Nord islamique. NPA fournit des radios, de la nourriture, des véhicules à un organisme local prétendument neutre, mais totalement au service de la guérilla. A travers une organisation mise sur pied principalement par l'Europe et les Etats-Unis, Opération Lifeline Sudan (OLS), les organisations humanitaires alimentent la guérilla sudsoudanaise, alors qu'initialement, l'opération visait à venir en aide aux populations affamées. «Une impasse humanitaire, écrit l'organisation African Rights, basée à Londres. Cette assistance marque en fait une absence tragique de stratégie politique. »**

«Remplir le vide laissé par les politiques», c'est le même sentiment qu'ont partagé les ONG au Rwanda, où elles se sont retrouvées à nourrir, soigner, éduquer, embaucher les auteurs du génocide de 1994. «Les ONG sont devenues le savon des gouvernements, elles font le ménage qu'ils refusent de faire, par manque de volonté politique, lance Randolph Kent, directeur de l'UNREO, le bureau des Nations Unies à Kigali chargé de coordonner le travail humanitaire. Conséquence, il y a dix ans, elles étaient encore neutres, aujourd'hui elles ne le sont plus.» Kent se rappelle qu'en 1984, en Ethiopie, la règle était de ne pas dépendre des gouvernements. «Aujourd'hui, ces mêmes gouvernements se jettent sur les ONG, qui on besoin d'eux pour leurs financements.»

* Graham Hancock: «Lords of Poverty» Mandarin 1989.
** African Rights: « Humanitarianism bound? », Londres, novembre 1994.
 
Assistance au Mozambique. L'OCDE estime que le budget annuel de l'aide humanitaire a explosé de 200 millions de dollars en 1971 à près de 3,5 milliards en 1993


Le nouveau quotidien, 9 août 1995
Création site internet de MDL.ch
Publicité et Marketing de RAA.ch