Toutes les ONG sont sous le choc:
des employés offrent du pain contre du sexe. Pour Bernard Boëton
de Terre des hommes, il faut repenser l'humanitaire.
Le 8 mars prochain, Bernard Boëton
doit aller présenter les métiers de l'humanitaire devant près de
trois cents gymnasiens. Il ne sait pas encore ce qu'il va leur dire.
Pour le responsable du secteur «droits de l'enfant» à Terre des
hommes, la nouvelle de l'existence de très nombreux cas d'exploitation
sexuelle d'enfants réfugiés au Liberia, en Guinée et en Sierra Leone
par le personnel des organisations censées les protéger est bien
plus qu'une claque, plus aussi qu'un choc.
Mais les premières réactions doivent
céder la place à une analyse complète de la situation et du fonctionnement
des ONG, dit ce «baroudeur» de l'humanitaire. Et les médias doivent
maintenir leur pression, poser dans quelques semaines la question:
«Qu'est-ce que vous avez fait depuis?»
Mercredi dernier, le Haut-Commissariat
aux réfugiés (HCR) révélait l'existence de très nombreux cas d'exploitation
sexuelle d'enfants réfugiés au Liberia, en Guinée et en Sierra Leone
par le personnel des organisations censées les protéger. Toutes
les organisations ont d'une même voix fait part de leur consternation,
de leur choc.
Ne pouvait-on pas prévoir et prévenir
ce genre d'abus?
Bernard Boëton: - On peut toujours
prévoir le pire. Les humanitaires savent bien que toute situation
où un groupe humain a un pouvoir sur un autre groupe humain est
dangereuse. Lorsqu'il s'agit d'adultes d'un côté et d'enfants de
l'autre, c'est encore pire. En l'occurrence, ces adultes n'enseignent
pas l'anglais, ils distribuent de la nourriture et des services
à des populations en état de survie, dans un contexte où la faiblesse,
voire la quasi-inexistence d'autorités étatiques, entretient un
état de jungle. Alors, bien sûr, que ce n'est pas étonnant. Mais
après 22 ans à Terre des hommes, je me permets d'être encore naïf,
de croire que l'humanitaire est en dessus de la mêlée.
Vous étiez donc vous-même étonné?
- Comment ne pas être choqué de lire
que des fillettes de 12 ans disent inévitable de passer la nuit
avec un humanitaire pour ramener de la nourriture «à la maison»?
D'apprendre que plusieurs dizaines d'employés par autant d'organisations
humanitaires sont impliqués? Ce n'est plus un accident, c'est une
épidémie... A la limite, peu importent les noms des ONG et organismes
onusiens concernés, peu importe qu'il s'agisse de nationaux ou d'expatriés:
il s'agit d'un phénomène collectif, injustifiable, mais explicable
par un contexte global, qui existe dans beaucoup d'autres zones
d'intervention humanitaire. Ce qui oblige toutes les organisations
humanitaires à mettre sur la table les questions les plus radicales
sur les méthodes de travail, le recrutement et la formation.
A vous écouter, c'est donc un
séisme qui touche les organisations humanitaires?
- Mais c'est la chute du mur de Berlin!
Dans ce qui se révèle aujourd'hui, le problème posé n'est pas d'abord
celui de la pédophilie, mais de l'utilisation d'un acte au départ
fondamentalement éthique comme, monnaie d'échange pour des crimes
sexuels, et ceci par des gens qui sont pourtant payés pour servir
sans contrepartie. Excusez l'expression mais c'est comme au cirque:
on voit toujours plus fort... Faudra-t-il organiser des formations
pour apprendre à être humain?
Comment les ONG doivent-elles
réagir aujourd'hui?
- Tout poser à plat, d'urgence et
collectivement. La règle d'or de l'humanitaire, c'est la confiance.
Celle des bénéficiaires vis-à-vis des ONG qui les servent, et celle
des donateurs dans le professionnalisme technique mais aussi éthique
des acteurs humanitaires. Il faut tout revoir: la priorité de l'éthique
sur le marketing, le contrôle des équipes de terrain, la formation
de ces équipes, non plus seulement en matière de «génie logistique»,
mais aussi sur le comportement individuel et collectif vis-à-vis
des populations. Des codes de conduite doivent faire partie intégrante
des contrats individuels. Si on consacrait un peu moins d'argent
aux congrès internationaux et un peu plus à la formation des gens
de terrain... Il faut aussi reposer la question de l'assistance
qui crée et maintient la dépendance. Le degré d'écoeurement que
nous ressentons tous entraînera - c'est à espérer vers une remise
en ordre radicale et salutaire, mais en attendant, c'est une sacrée
gifle pour tout le monde.
Pensez-vous qu'il s'agit du début
du débat ou d'une étincelle et qu'on va discrètement ranger ce dossier?
- Nous vivons dans un monde où la
communication est une forme de guerre quotidienne. Alors, ou bien
les mesures annoncées participeront du «show général», ou bien il
y aura un suivi du chantier de remise en ordre par la communauté
humanitaire et aussi par les médias. J'espère que les journalistes
se rappelleront dans trois mois de la publication de ce rapport
et nous donnent des nouvelles, qu'ils aillent sonner aux portes
des ONG pour leur demander ce qu'elles ont fait depuis!
|