Conflits éthiques chez les professionnels de l'humanitaire

Au Rwanda, la dérive commerciale et politique de l'aide internationale a suscité une crise d'identité profonde dans le domaine de l'humanitaire. "Il faut repartir de zéro !" lancent certains. D'autres souhaitent imposer un code de conduite à un marché complètement incontrôlé.

Durant l'année 1994, les événements du Rwanda ont profondément remis en cause le rôle et le positionnement de notre organisation. Les limites de l'humanitaire nous sont apparues sous un jour encore plus criant. Ce sera l'occasion de faire un bilan et retrouver une cohésion internationale dans notre mouvement qui fut grandement mis à mal ces douze derniers mois.» Dans sa livraison de mai dernier, le journal interne de Médecins sans frontières (MSF) n'est tendre ni avec lui-même ni avec les autres ONG.

A la veille de sa 24e assemblée générale, c'est un organisme ébranlé, à l'aube de choix essentiels sur l'avenir de l'organisation», qui invite ses membres à réfléchir sur le sens qu'il veulent encore donner au petit groupe de volontaires des années 70, devenu l'une des organisations humanitaires les plus respectées. MSF évoque le retour aux sources: «MSF, association médicale, humanitaire et internationale? A répéter les caractéristiques de notre mouvement sur le mode incantatoire, on a oublié de vérifier si les mots collaient encore à la réalité. N'avons-nous pas parfois le sentiment que nos projets nous éloignent de la relation directe médecin-malade et donc du souci de qualité du geste humanitaire que nous souhaiterions accomplir? »

En automne 1994, MSF est la première organisation à quitter les camps de réfugiés hutus, pour protester contre la dérive humanitaire qui consiste à alimenter, soigner et donner du travail aux auteurs du génocide. Après son départ - contesté - MSF a pris la tête d'une vaste réflexion éthique sur l'engagement humanitaire. L'organisation revendique d'ailleurs sa «culture de la crise d'identité et de l'inquiétude». Son acte de foi au Rwanda, « on n'arrête pas un génocide avec des médecins!», l'a conduit à réclamer avec insistance une intervention armée. Dans les actes, le branle-bas suscité par l'expérience rwandaise vient de se concrétiser par la création d'un «centre de réflexion sur l'humanitaire» au sein de MSF.

L'aide humanitaire a acquis le monopolede la moralité et de l'action internationale

Plus d'un an après l'ouverture des camps du Zaïre, près de deux millions de réfugiés rwandais, le ventre bedonnant et les joues roses, solidement encadrés par leurs anciennes autorités ne sont toujours pas rentrés chez eux. Chaque jour qui passe permet aux tueurs de se réarmer pour un retour en force au pays, tandis que des centaines d'ONG, financés par les Etats et les citoyens des pays riches, les nourrissent et les abreuvent. Aucune solution politique n'est en vue. Laissées à elles-mêmes par des gouvernements sans initiative, les ONG sont toujours plus impliquées dans des processus de décisions qui vont au-delà de leur mandat humanitaire. «Nous remplissons le vide politique des gouvernements en Afrique, dit Rowland Roome de CARE, au Rwanda. Cela nous donne une responsabilité énorme, nous faisons de la diplomatie, parlons au nom de nos Etats...» Et bien sûr quand cela va mal les ONG doivent rendre des comptes. Ainsi, le rapport de la commission d'experts internationaux invitée par le président du Rwanda à enquêter sur le massacre par sa propre armée de milliers de déplacés hutus du camps de Kibeho, dans le sud du Rwanda, impute une large responsabilité aux organisations humanitaires travaillant sur place, accusées de n'avoir pas mis en place assez rapidement des structures d'encadrement. Fureur parmi les ONG, dont pourtant aucune n'a protesté officiellement, ou ne s'est retirée.

Le geste de MSF, de quitter les camps en 1994, visait à mettre un frein à l'utilisation des ONG comme cache-sexe des gouvernements. «La fraternité humanitaire joue de plus en plus le rôle d'anesthésiant, qui permet (aux Etats) d'échapper à toute analyse politique, affirme Alain Destexhe, secrétaire général. L'aide humanitaire a acquis le monopole de la moralité et de l'action internationale. Nous devons dénoncer ce monopole.» Faut-il par exemple remettre en question un des piliers de l'aide humanitaire, la neutralité, qui figure dans la Charte de MSF? Certains le pensent. Absence de parti pris envers les parties en conflit, «la neutralité n'est pas un objectif, mais un moyen d'accéder aux parties». Déjà remis en question en Somalie (où les ONG ont travaillé aux côté des militaires) et au Soudan (où choisir de ne travailler qu'au Sud chrétien ou au Nord islamique équivaut à un engagement idéologique), la neutralité des ONG qui ont déserté les camps a de nouveau été prise en défaut au Rwanda. MSF envisage même de retirer ce principe de sa charte, ou le remplacer par «un code de conduite».

Cibles des critiques, les pays donateurs réfléchissent eux aussi, mais en d'autres termes. Où va l'argent de nos contribuables, comment est-il utilisé? Conséquence: plutôt que de dresser le bilan d'une diplomatie, on fait le compte des pertes et profits. Un bon exemple est le rôle du gouvernement des Pays-Bas dans le conflit somalien. Très engagé financièrement aux côtés des principaux Etats donateurs, son action politique dans la résolution du conflit a été quasiment nulle. Ce sont les organisations humanitaires sur le terrain qui ont fait office d'instrument de substitution de la politique étrangère hollandaise, voire de boucs émissaires. Résultat de l'exercice: la mise sur pied d'une commission d'enquête chargée d'évaluer l'utilisation de ses contributions et leurs effets. Dans son rapport, livré au gouvernement hollandais en 1994, même le prestigieux CICR, référence en matière d'aide internationale et dont La Haye est un gros donateur, n'échappe pas à la critique. L'étude décortique les effets des distributions massives de nourriture aux Somaliens, sur la spéculation et la création d'une classe de profiteurs de guerre*. «La majorité des interventions du CICR a été positive, écrit la commission néerlandaise. D'autres ne l'ont pas été, d'autres étaient ambiguës. Seul le temps dira si le bilan est finalement positif ou négatif.» Les enquêteurs hollandais reprochent au CICR l'utilisation d'escortes armées de miliciens «cher payés» et l'habitude de pratiquer «des salaires élevés avec le personnel somalien», des habitudes qui ont créé «de gros problèmes aux autres ONG», moins fortunées. Enfin, le rapport affirme que les distributions de nourriture à bon marché ont ruiné de petits agriculteurs, incapables de baisse les prix de leur production, tout en engendrant une dépendance accrue envers l'aide internationale. Il estime à 15% l'augmentation de la population urbaine clochardisée, suite aux distributions de nourriture. Dans le rapport du gouvernement des Pays-Bas, quelques lignes seulement sont consacrées au contexte politique dans lequel son aide humanitaire s'est inscrite et ces quelques mots, presque une confession: «Dans le cahier des charges du Ministère des affaires étrangères, il n'existe aucune ligne de conduite ou code de procédure à appliquer pour ce type d'aide.»

Récupération politique et déviances du mandat humanitaire, le débat suscité au Rwanda a également ébranlé la Fédération internationale de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge. Géant de 75 ans, la ligue compte 164 sociétés à travers le monde. 274'000 employés, et 128 millions de membres et de volontaires. Elle agit au nom de principes éprouvés, qui sont ceux du CICR, et parmi lesquels figurent, justement, la neutralité, l'indépendance et l'impartialité. L'émergence d'un marché humanitaire incontrôlable, où les règles traditionnelles d'appels de fonds sont désormais dépendantes du battage médiatique et des intérêts politiques, bouleverse la vénérable institution, qui ne se retrouve plus. Georges Weber, son secrétaire général, appelle dans le dernier rapport d'activités de la Croix-Rouge à privilégier les agences neutres pour canaliser l'aide internationale. Il dénonce le lien entre les opérations militaires et les opérations humanitaires. Il appelle à respecter «des normes élevées et constantes, professionnelles et éthiques».

Plus sans doute qu'aucune autre organisation, la fédération est en pointe dans la dénonciation de ]'«industrialisation de l'assistance». « Il y a aujourd'hui une multitude de petites agences nouvelles, souvent formées uniquement pour l'occasion. Ce que peu de gens savent, c'est que ces agences, des plus grosses aux plus petites, n'ont aucune règle professionnelle pour guider leur travail.» La fédération édite un «Code de conduite», dans lequel les signataires s'engagent, entre autres, «à rendre des comptes aussi bien à ceux que nous aidons qu'à ceux qui nous financent». Le texte impose aux campagnes publicitaires pour les collectes de fonds une certaine décence et répète le principe d'indépendance à l'égard des pouvoirs politiques. Près de 60 ONG l'ont signé en 1995. Reste à savoir comment il sera appliqué, puisque la fédération en appelle aux organisations pour «s'autodiscipliner».

Les «assistés», eux aussi, mènent leur propre réflexion éthique, quand ils peuvent se le permettre. Ainsi, complètement dépassé par l'affluence de 200 ONG en quelques semaines à Kigali, le Ministère rwandais de la réhabilitation a mis au point en décembre 1994 un «Code de procédure de travail pour les organisations locales et internationales». Ce catalogue d'une quarantaine de pages est sans doute unique dans l'histoire de l'aide internationale. «Notre réflexion est venue de l'expérience humanitaire en Somalie, explique Jean-Marie-Vianney Bemeki, chargé de coordonner le travail des ONG avec le ministère. Regardez combien de milliards ont été dépensés, et il ne reste rien aujourd'hui. Au Rwanda, nous souhaitons un développement durable. » Les autorités rwandaises sont parties de l'idée qu'une ONG est une organisation privée, qui dispose de budgets réalisés grâce à des appels de fonds au nom du Rwanda. L'ONG intéressée à travailler signera donc un contrat de droit privé avec le gouvernement. Un contrat qui va aussi loin qu'avec un prestataire de services ou un exploitant de ressources naturelles. Kigali exige un droit de regard dans l'engagement du personnel expatrié, dans le licenciement du personnel local, dans les budgets, et l'accès aux livres de comptes à tout moment. Il souhaite une explication détaillée des projets, de leur financement et des rapports d'évaluation réguliers. Randolph Kent, chargé de la mission humanitaire des Nations Unies à Kigali, se rappelle que les ONG «ont d'abord complètement paniqué. C'était un test de maturité. Puis elles ont finalement accepté l'idée, à l'exception de quelques irréductibles». Certaines ONG, qui se souviennent d'expériences malheureuses avec des régimes totalitaires (Cambodge, Chinel, ont refusé tout net de «s'inféoder» au gouvernement.

Dernier point du contrat entre le gouvernement rwandais et ses «bienfaiteurs»: que le parc automobile et le patrimoine de l'ONG restent au Rwanda à la fin du projet. «Nous voulons que nos partenaires s'engagent à long terme avec nous, dit Jean-Marie. Nous préférons renoncer aux projets ponctuels. La phase d'urgence touche à sa fin. Maintenant, nous pensons au développement. C'est là que nous verrons nos vrais amis! »

* *NETHERLANDS DEVELOPMENT COOPERATION Humanitarian Aid to Somalia. Evaluation Report, Operations Review Unit, 1994.
 
Le rapport estime à 15% l'augmentation de la population urbaine clochardisée, suite aux distributions de nourriture.


Le nouveau quotidien, 10 août 1995
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