Le premier Forum social suisse s'achève sur un bilan en demi-teinte.

Le petit frère de Porto Alegre a réuni 800 personnes. Une participation relativement décevante, malgré la grande qualité de plusieurs débats.

L'espace d'un long week-end, Fribourg a été le théâtre de deux forums sociaux. Le premier a véritablement commencé samedi matin dans les locaux de l'Université. Température idyllique, on se croirait sur l'île de Madère. Les gens sont bien dans leur peau, ils épinglent calmement leur badge couleur bordeaux avant de consulter attentivement le programme du jour du Forum social suisse (FSS), petit frère de Porto Alegre, le premier à se tenir en Helvétie sur le thème "une autre Suisse est possible". Qui choisit la décortication de la politique de Nestlé au Brésil et en Colombie, qui le financement du développement, qui la conférence sur la place financière suisse.

Celle-ci se tient dans l'aula, non sans raison parce que les orateurs ne tombent pas de la dernière pluie. Le journaliste zurichois Werner Vontobel parle d'un capitalisme de casino et l'historien lausannois Sébastien Guex démonte les chiffres des professeurs catastrophe qui lient la survie de Genève au maintien du secret bancaire.

Dans l'aile attenante, s'opposent encore partisans et contradicteurs de la taxe écologique. Kai Schlegelmilch, un jeune fonctionnaire allemand à la drue barbe noire, la juge utile sociologiquement et fiscalement parlant. Mais l'architecte François Iselin, chargé de cours à l'EPFL, n'est pas du tout d'accord. Les populations paient déjà assez d'impôts comme cela! Ce qu'il faut plutôt travailler, c'est la religion du productivisme qui accroît le fossé entre le Nord et le Sud.

Arrive le moment de la pause. Sur un banc dans le parc, Chico Whitaker s'entretient avec quelques journalistes. Manifestement épanoui, le père de Porto Alegre fait part de sa riche expérience. Puis les débats reprennent. La séance plénière est consacrée aux migrations, tandis que la deuxième partie de l'atelier dédié au "cas" Nestlé fait salle comble. Cela fait une année que des conflits du travail entravent l'action du groupe alimentaire en Colombie. Un syndicaliste colombien vient chercher quelque appui auprès de ses "companeros" helvétiques.

Idem pour Franklin Frederick, qui lutte au Brésil contre la privatisation des sources d'eau. Au Brésil, Nestlé pompe 30'000 litres d'eau par jour afin de produire son standard "Pure Life". La qualité spéciale de cette eau hautement minéralisée et guérissante se perd, les sources se tarissent, dénonce le mouvement citoyen. Pire, muselée par le pouvoir économique, la presse ne joue pas son rôle d'information. De jeunes Neuchâtelois membres du collectif qui a réussi, il y a deux ans, à empêcher la privatisation d'une source d'eau potable par Nestlé écoutent attentivement.

Hier matin, le soleil est toujours au rendez-vous, la qualité aussi. Témoin le débat consacré aux privatisations, annoncé à juste titre comme l'un des points forts de la manifestation et qui voit le syndicaliste Eric Decarro démonter la philosophie du démantèlement du service public au nom du sacro-saint Livre blanc.

Las, l'ambiance n'est plus la même. L'aula que l'on prévoyait pleine est à moitié vide. On cherche en vain de la ferveur, l'enthousiasme de la veille dans ce forum social qui semble désormais avoir passé la vitesse inférieure. Comme si le fait d'avoir interrompu les ateliers pour permettre aux participants de rejoindre la manifestation contre le démantèlement de l'AVS, samedi à Berne, avait cassé le rythme.

"Les personnes accréditées étaient au nombre de 450. Mais en réalité les participants qui ont gravité autour du forum étaient 800". A l'heure du premier bilan, Sergio Ferrari se réjouit de "la richesse de réflexion et d'échanges lors de panels qui ont réuni des ONG, des représentants d'ATTAC, des syndicalistes étrangers et des militants suisses combatifs".

Mais le porte-parole du FSS ne cache pas qu'il attendait davantage de participation. "Après le dernier G8, les mouvements citoyens vivent un moment très difficile. Le débat sur la violence n'est pas clos et beaucoup de questions demeurent", explique Sergio Ferrari qui annonce un "états des lieux" imminent de la part des réseaux qui soutiennent la manifestation. Une introspection prévue durant le mois d'octobre, en novembre au plus tard. Histoire d'arriver avec des idées claires au prochain Forum social européen, celui de Paris.

"Notre but n'est pas d'établir des ponts avec le Forum économique de Davos"

Chico Whitaker, cofondateur du Forum social mondial, conteste au Forum de Davos la légitimité de parler au nom du reste du monde. A ses yeux, il est temps d'inaugurer une nouvelle manière d'aborder les problèmes.

Architecte de formation, ancien haut fonctionnaire chargé de la réforme agraire brésilienne au milieu des années soixante, Francisco "Chico" Whitaker Ferreira, 71 ans, a connu l'exil pendant les années de la dictature au Brésil. Etabli en France, il travailla comme consultant pour l'Unesco tout en dirigeant le service de projet du Comité catholique contre la faim et pour le développement. De retour au Brésil en 1988, il fut élu conseiller municipal à Sao Paulo où il devient l'un des leaders du gouvernement de Luiza Erundina. Jusqu'en 2003, il assuma la charge de secrétaire exécutif de la Commission brésilienne Justice de Paix de la Conférence nationale des évêques du Brésil. Il est l'un des pères du Forum social mondial (FSM).

Vous avez bien sûr participé aux trois éditions du Forum de Porto Alegre, vous étiez au Forum social asiatique de Hyderabad et vous prévoyez vous rendre à Bombay en janvier prochain. A l'échelle purement nationale, avez-vous déjà été l'hôte d'un Forum social?

Non, c'est la première fois. Pourquoi? Tout simplement parce que j'ai reçu une invitation... Mais j'espère en recevoir d'autres, notamment des Etats-Unis où s'est tenu le dernier conseil du FSM, une instance créée récemment et qui compte en son sein plusieurs Américains. Se jeter dans la gueule du lion un défi intéressant.

Il est peut-être prématuré de tirer un véritable bilan mais que vous inspire ce Forum social suisse?

Il y a d'emblée une donné positive, c'est la décision en soi de l'avoir organisé en Suisse. S'asseoir à une même table, sans distinction de rang ni d'apparence politique est déjà un succès. Le Forum social inaugure une nouvelle manière de travailler, exempte de compétition. Je suis persuadé qu'en Suisse aussi il suscitera des vocations conjointes, mues par la multiplication de réseaux soutenant le forum. A porto Alegre, nous attendions 80 organisations la première année. Elles sont 1'700 aujourd'hui.

Entendez-vous établir des ponts avec Davos et son Forum économique?

Non, notre but n'est pas de nous rapprocher d'une organisation qui n'a pas la légitimité de parler au nom du reste du monde. Nous mettons en question le système "davosien" en tant que tel. Voyez l'Organisation mondiale du commerce. Elle divise les économies du monde. Tout accord avec elle est impossible. Un thème récurrent, en revanche, est de savoir si un dialogue est possible au sein de l'ONU. Celle-ci est en effet en déclin et je sens Koffi Annan tenté d'engager la discussion. Mais en définitive ce sera à la société civile d'en décider.

Vous ne craignez pas une récupération du Forum social par les partis politiques?

Dans la charte de Porto Alegre, nous avons établi de claires règles du jeu, censées assurer l'indépendance du forum face à n'importe quel mouvement qui tenterait de le récupérer. Mais j'admets que c'est un point difficile. Quand Lula est allé à Davos, on a tout de suite titré: "Lula légitime Davos". Mais ce sont les journalistes qui disent cela. Lula voulait se faire l'interprète de la lutte contre la faim dans le monde. La preuve de sa sincérité est venue plus tard, quand on lui a proposé de se rendre au Forum social asiatique. Il a répondu qu'il ne lui appartenait pas de transformer le FSM en une réunion de chefs d'Etat.


Christian Campiche, La Liberté, 22.09.2003
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