Les humanitaires face aux nouvelles menaces

L'attentat qui a visé le CICR bouleverse les milieux humanitaires. Comment les ONG peuvent-elles s'adapter à la nouvelle donne? Esquisse des réponses possibles.

Le CICR se doit d'être neutre, aussi indépendant d'un belligérant que de l'autre. En Irak, comme dans les autres conflits minés par le terrorisme, l'un des interlocuteurs demeure cependant invisible et devient désormais hostile. Cette situation de guerre atypique ne peut aller sans un changement profond du fonctionnement humanitaire. Les problèmes de sécurité et d'indépendance prennent une proportion telle que le retrait des expatriés s'impose toujours plus souvent.

Selon Antonella Notari, porte-parole du CICR, le travail de la Croix-Rouge n'est possible que si les parties au conflit acceptent la présence de l'institution. "A Bagdad, on a d'un côté l'occupant américain et de l'autre une force cachée qu'on appellera, à défaut, résistance. L'attaque de lundi signifie que nous sommes menacés par une des parties qui remet en question notre présence. Pire, elle instrumentalise notre image." Dans la guerre contre le terrorisme qu'entendent mener les Etats-Unis, une des deux parties au conflit reste désespérément inatteignable et sa structure demeure opaque, voire inexistante. Cette mutation fondamentale des guerres remet en question la neutralité du CICR et des autres ONG. Le danger d'un amalgame entre Occidentaux militaires et humanitaires obsède de nombreuses organisations.

Médecins sans frontières (MSF) tente de résister à ces pressions en se distinguant des grandes machines internationales, cela en se concentrant sur les populations en danger. Thomas Linde, directeur général de MSF-Suisse, admet effectivement que son organisation a décidé d'éviter les grands déplacements: "A ce stade, la situation ne permet pas de travailler à une large échelle comme nous le voudrions. Nous nous concentrons donc sur la proximité. Nous devons faire un effort supplémentaire d'explication et de dialogue." Dans cette optique, MSF privilégie les rapports avec certains milieux religieux ou nationalistes pour assurer la " diffusion du message humanitaire".

Du côté de Handicap International, selon le directeur de la section suisse Paul Vermeulen, on va jusqu'à entretenir des contacts avec les imams locaux et organiser des séances d'information à la mosquée le vendredi. Cette stratégie de communication avec la population est relativement nouvelle. Il y a peu de temps encore, une ONG humanitaire n'aurait pas pensé que son action puisse être perçue comme négative. Et pourtant.

Le 11 Septembre a donné naissance à un nouveau paradigme. Pour les opaques réseaux fondamentalistes, les ONG font désormais partie de l'Occident à abattre. Paul Grossrieder, ancien directeur général du CICR, remarque ce changement. Pour lui, " il y a des conflits internes, de types africains, où le CICR parvient à maintenir des contacts avec les chefs de guerre". Là, les adversaires sont identifiés et la discussion est possible. Il oppose ces guerres civiles aux situations irakienne ou afghane, où "l'on assimile le CICR aux Etats-Unis et à tous les étrangers en général dans une incompréhension totale envers une organisation de ce genre, et ce malgré tous ses principes. C'est une situation nouvelle".

Les "bienfaiteurs" ne sont plus en sécurité, d'autant que la protection armée des volontaires est inconcevable pour une majorité des organisations humanitaires. Le CICR n'a recours à cette forme de sécurisation qu'en Tchétchénie et en Somalie, pour se protéger de la criminalité. "Une telle protection n'est jamais une option contre un belligérant. Nous partons du principe que ceux-ci acceptent notre présence", déclare Antonella Notari. Il n'est donc pas question de protéger les agents de la Croix-Rouge face au terrorisme irakien, qualifié de résistance.

Certaines ONG recourent cependant à la force de dissuasion, ce que regrettent d'autres humanitaires. "On voit à Bagdad des véhicules marqués humanitaire chargés d'hommes en armes et la Croix-Rouge italienne est bunkerisée. De tels comportements entretiennent la confusion entre militaires et humanitaires", estime Paul Vermeulen qui affirme que son organisation privilégie la discrétion. Pour Nago Humbert, président de Médecins du monde-Suisse et membre de l'actuelle direction internationale, les gardes armés sont totalement hors de question. Ce serait, selon lui, faire un coupable "mélange des genres": " Nous ne sommes pas le service après-vente des occupants", déclare-t-il.

D'autant que ces gardes du corps ont parfois un passé douteux. Nago Humbert se souvient qu'au Liban, alors qu'il travaillait pour l'OMS, deux de ces hommes en armes s'étaient révélés être d'anciens tortionnaires. Si le danger est une composante du travail humanitaire, les ONG doivent définir des limites au-delà desquelles le retrait est inévitable.

Pour Médecins du monde, la frontière est justement liée à la protection armée. Cette présence devient indispensable si les représentants sont directement visés au travers d'appels au meurtre ou de menaces formulées. Dès que cette protection devient trop pressante, l'organisation ordonne le retrait. Ces conditions étant réunies à Bagdad, l'organisation a rappelé la plupart de ses volontaires. Le retrait total dépend des échos que ramèneront en fin de semaine leurs derniers représentants sur place, l'équipe du chirurgien espagnol Ricardo Angora.

Au CICR, la menace directe est également décisive. Dès qu'une attaque des belligérants vise l'organisation en tant que telle, une doctrine tacite veut que l'on remette en question la présence des délégués. L'acceptation bilatérale est effectivement la condition d'une participation du CICR. Sous cet angle, le tragique événement de Bagdad signifie l'effondrement de cet accord minimal.

En cas de retrait temporaire et en vue d'un retour rapide, il existe une plate-forme qui permet aux ONG absentes de profiter de l'expérience et des observations de celles qui restent. Thomas Linde met cependant en doute l'efficacité, et surtout l'indépendance, de cette structure: "Nous restons en contact avec les organisations, mais nous sommes critiques face à ces mécanismes de coordination souvent dominés par la force occupante. MSF reste très distante de la bureaucratie américaine et préfère les réunions informelles." Une retenue salutaire quand on sait que, de son côté, le CICR est bien forcé de collaborer avec l'autorité américaine en place, au travers de sa mission de contrôle.

Paul Ackermann, L'Hebdo, 30.10.2003


"Changement de paradigme"

Paul Grossrieder, directeur général du CICR de 1997 à 2002, a accepté de nous livrer ses réactions. A titre personnel.

L'Hebdo: Comment avez-vous réagi à l'annonce de l'attentat?

Paul Grossrieder: ]'ai d'abord pensé à mes anciens collègues et amis. Mais cette attaque pose aussi un problème de fond. C'est la première fois à ma connaissance que le CICR fait face à un attentat contre l'un de ses sièges. C'est d'autant plus troublant en Irak, où il est présent depuis vingt-trois ans. ]'y avais fait ma première mission en 1984.

Que peut faire le CICR?

En règle générale, il s'agit d'abord d'identifier les auteurs et tenter de trouver avec eux un arrangement et des garanties de sécurité. Comme au Burundi en 1996 ou à l'est du Congo en 2000. A Bagdad, la grande question est désormais de savoir qui sont les agresseurs: des fidèles de l'ancien régime ou des membres du terrorisme international? Dans le premier cas, la menace est identifiée et se limite au pays. Dans le second, elle est diffuse et globale. Depuis le 11 Septembre, c'est un changement de paradigme.

Faut-il une protection armée?

Oui, pour protéger l'infrastructure, mais jamais pour les personnes. Cela reviendrait à vicier la philosophie de base. L'organisation ne doit représenter une menace pour aucune partie. Sur ce point, le CICR a toujours eu la même position.

Si vous étiez en poste, que décideriez--vous: rester ou partir?

]e n'ai pas d'éléments pour répondre, ce n'est plus mon rôle. Rester peut paraître déraisonnable, mais partir c'est abandonner des civils qui ont besoin du CICR. Je ne doute pas que mes anciens collègues sauront peser le pour et le contre.

Michel Beuret, L'Hebdo, 30.10.2003

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