En Asie les poisons viennent du ciel

Un énorme nuage de pollution envahit chaque année une partie du continent asiatique.

Entre avril et octobre, la pollution voile le ciel sur une partie de l'Asie du Sud, du Pakistan à la Chine. Les scientifiques tirent la sonnette d'alarme.

Le jour tombe sur Patna, capitale de l'Etat indien du Bihar. Dans le ciel, une lumière jaunâtre et douce, presque artificielle, annonce les derniers rayons du soleil. C'est beau. Mais c'est trompeur. Car au-dessus de Patna, comme sur toute l'Asie du Sud, une menace plane. Une menace qui a pris la forme d'un nuage, énorme et brun. Aussi brun que la pollution.
Ce banc de brume, qui apparaît chaque année entre avril et octobre, aurait provoqué, rien qu'en Inde, 500 000 décès prématurés dus à des maladies respiratoires. Les enfants et les personnes âgées figurent en première ligne. Mais le nuage est encore plus pervers: il semble avoir modifié significativement les systèmes climatiques de ces régions. Ce qui tourmente doublement les spécialistes qui prédisent, à terme, des répercussions mondiales. En hiver effectivement, cette pollution se déplace au-dessus de l'océan Indien. En bouleversant là aussi le système climatique, elle pourrait avoir un impact sur un autre phénomène: El Niño.

Epais de trois kilomètres, le nuage brun est formé de cendres, d'acides, d'aérosols et autres particules. Il résulte, en vrac: des feux de forêts (en Indonésie notamment), de la combustion des déchets agricoles, de la consommation accrue des combustibles fossiles pour les moteurs, des industries, des usines électriques, des émissions de millions de fourneaux défecteux brûlant du bois ou des bouses séchées. Et tout ce cocktail plane au-dessus d'une population de plus de deux milliards d'habitants qui, selon les prévisions, passera d'ici trente ans à 5 milliards!
De quoi inquiéter sérieusement le Programme des Nations Unies pour l'environnement (UNEP). Il y a trois ans, ses experts qui planchent sur le phénomène depuis 1996 avaient déjà tiré la sonnette d'alarme. UNEP a remis la compresse cette année en publiant, début août, un rapport pessimiste sur le sujet. But visé: inciter les participants au sommet de Johannesburg à prendre des mesures urgentes. Un fol espoir, apparemment...
Recouvrant une surface allant du Pakistan à la Chine, le nuage brun d'Asie se déplace au gré des moussons. Ainsi, d'octobre à décembre, la mousson d'hiver repousse cette pollution vers l'océan Indien, où une partie est lessivée par des pluies diluviennes. Le reste est aspiré vers le haut et se dilue dans la circulation atmosphérique générale. Mais pendant l'été (d'avril à octobre), l'air pollué stagne sur le continent. C'est là que la brume va jouer son rôle nocif, en agissant en véritable voile atmosphérique.

Selon les experts, ce nuage contribue à réduire de 10 à 15 % la lumière et l'énergie solaire à la surface de la Terre. Voire plus. Paradoxalement, le refroidissement s'accompagne d'un réchauffement des couches inférieures de l'atmosphère, en raison des propriétés d'absorption de chaleur du nuage, précise le rapport de l'UNEP La combinaison des deux phénomènes aurait alors des conséquences sur les moussons: les précipitations s'affaibliraient dans les régions nord-ouest de l'Asie, mais augmenteraient le long de la côte est asiatique.
Ces hypothèses tendent à se vérifier à la lumière des événements récents, qui ont vu des régions crouler sous les déluges d'eau tandis que d'autres souffrent de la sécheresse. Les inondations de plus en plus importantes dans les régions du Bangladesh, du Népal, du nord-est de l'Inde ou de la Chine illustrent le cas, tout comme les sécheresses consécutives de 1999 et 2000 enregistrées au Pakistan et dans le nord-est de l'Inde.

La Croix-Rouge suisse va faire un gros effort

Les effets du nuage brun n'auront donc fait aucun cadeau aux Asiatiques cette année, alors qu'une grande partie de la population vit déjà dans des conditions d'extrême pauvreté. C'est notamment le cas des Bihari, dont l'Etat, considéré comme l'un des plus pauvres de l'Inde, est également l'un des plus sinistrés. Ici, les cultures ravagées annoncent des lendemains bien plus sombres encore que la cause de leurs malheurs.
Dans le Sud, pour les prochaines récoltes par exemple, les paysans vont devoir emprunter, afin de s'acheter les semences. "Mais comme ils n'auront pas de revenu cette année, personne ne leur prêtera de l'argent, sachant très bien qu'ils ne pourront pas rembourser", explique Rashmi Anand, responsable d'une organisation non gouvernementale (ONG).

Contrairement au Sud, où les paysans possèdent leurs terres grâce à une société régie par un système tribal, les fermiers du Nord doivent se contenter de cultiver celles des autres, en raison de la hiérarchie des castes. Pour un salaire dérisoire, ils se mettent donc à disposition des propriétaires.
C'était compter sans les inondations qui ont privé ces fermiers de tout revenu. Pour 75% des champs submergés, il faudra même attendre six ou sept ans avant de pouvoir les cultiver à nouveau, en raison des sédiments déposés. Ouvriers agricoles, les Musahars littéralement les "mangeurs de rats" n'ont plus d'autre choix que de s'expatrier vers les grandes métropoles comme Calcutta, Delhi ou Bombay, pour trouver du travail. N'importe lequel. Ils laisseront alors derrière eux femmes, enfants et vieillards. "Cet exode rural, qui voit les plus valides partir, s'accélère. A moyen terme, c'est l'économie de la région qui sera touchée", note Karl Schuler, de la coopération internationale de la Croix-Rouge suisse.
Revenu de mission il y a un peu plus d'une semaine, le délégué constate: "Dans les régions inondées, les villageois survivent dans des conditions très critiques. Ce qui est étonnant, c'est de voir leur résistance. Mais les plus vulnérables d'entre eux, les enfants et les femmes, ont besoin de nourriture complémentaire, d'eau potable et de soins médicaux."

Dans un premier temps, la Croix-Rouge suisse entend ainsi débloquer une aide d'urgence de 120 000 francs pour le Bihar. Cette action se fera en faveur de 50 000 personnes dans les villages où des organisations partenaires sont actives. "Par le biais de ces ONG déjà bien établies, la distribution de l'aide est plus efficace. De plus, les groupes les plus vulnérables ont déjà été sélectionnés. Enfin, on n'a pas l'impression d'être une agence étrangère qui tombe du ciel", explique Karl Schuler, qui précise que cette action d'urgence se fera par le biais de trois ONG locales, actives dans le domaine de la santé et du développement, et que la Croix-Rouge suisse soutient depuis 1990.
Au total, dans les pays asiatiques touchés par des inondations, l'institution suisse compte engager un million de francs pour une durée d'un an. "Cela concerne des opérations en Inde, au Népal et au Bangladesh et inclut, à part l'assistance d'urgence, aussi des mesures de réhabilitation comme l'installation de pompes à eau, la réparation des logements et l'intensification des projets de santé", précise encore Karl Schuler.


Kessava Packiry, La Liberté, 09.10.02
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