Argentine: un crime contre l'humanité?

La malnutrition tue les enfants argentins. Occulté, ce scandale éclate au grand jour.

Les enfants argentins meurent de faim dans ce pays de 36 millions d'habitants qui, paradoxalement, produit une quantité d'aliments pouvant nourrir 300 millions de personnes. "Que tous s'en aillent", hurle la foule contre la classe politique au pouvoir. Mais les responsables du gouffre qui engloutit l'Argentine, creusé avec la participation du FMI, sont toujours là.

En Argentine, les manifestations se multiplient. II y a trois semaines, puis mercredi 20 novembre, et encore mardi dernier, quand 10'000 chômeurs et piqueteros ont envahi la Plaza de Mayo, les victimes de la pire crise économique et sociale que le pays ait connu ont exprimé leur colère.

Depuis le 19 décembre 2001, lorsqu'un soulèvement populaire a contraint le président Fernando De la Rua et son ministre de l'Economie, Domingo Cavallo, à quitter le pouvoir, la foule ne cesse de marteler que la classe politique actuelle doit disparaître. Que se vayan todos (que tous s'en aillent), sinon la situation risque d'empirer. Cette demande annule, du coup, la légitimité et la représentativité de tous élus, y compris dans les rangs de l'opposition. Un sentiment de vide et de méfiance s'est ancré au sein de la population. II est renforcé par le fait qu'aucune issue à la crise ne semble se profiler à court ou moyen terme.

Le gouvernement, les partis, la magistrature et même les syndicats sont tous pointés du doigt. Les citoyens leur attribuent des responsabilités, si ce n'est des complicités, dans la débâcle qui ravage l'Argentine. Le modèle de "l'autogestion" commence alors à être adopté dans les usines, les syndicats de base, les comités de quartier ou dans l'organisation de la protestation. Mais ces nouvelles structures se trouvent encore dans état embryonnaire. Au-dehors, le prolongement de la crise favorise les initiatives populistes et met à mal la reconstruction sociale.

Mais il y a plus grave. Après les 30 victimes de la rébellion de la fin de l'année dernière, et les deux manifestants tués par la police en juin, l'Argentine a été ébranlée, il y a peu, par une nouvelle inquiétante: le décès de quatre enfants, dans la province du Tucuman, à cause de la malnutrition. Les journaux du matin ont affiché, ce jour-là, une image inattendue de la crise.

Les enfants commencent à mourir de faim dans un pays qui, paradoxalement, continue de produire, malgré la crise, une quantité d'aliments pouvant nourrir 300 millions de personnes. Mais l'Argentine ne parvient pas à couvrir les besoins de ses 36 millions d'habitants. Entièrement acquis à la politique néolibérale, le gouvernement a produit son "miracle" économique, celui d'affamer la première réserve mondiale de blé. Car la dette contraint le pays à exporter sa production alimentaire pour engranger des devises destinées à rembourser le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale (BM).

Bon nombre de nations sont frappées par la famine dans le monde. Selon l'agence onusienne FAO (Food and Agriculture Organization), environ 24'000 personnes meurent chaque jour à cause du manque de nourriture. Mais les Argentins ont de la peine à croire ce qu'ils voient. Les quatre enfants morts ne constituent pas des cas isolés. Les annonces se multiplient après que les autorités sanitaires ont reconnu le lien existant entre la malnutrition et le décès des petits de Tucuman. Dans la province de Misiones, au nord-ouest du pays, à la frontière avec le Brésil, le ministre de la Santé a admis que, depuis le début de l'année, 49 enfants sont décédés à cause de la sous-alimentation. Et les médias ne cessent de se faire l'écho de cas analogues dans tout le pays.

II n'y a pas de guerre en Argentine. Le pays n'est pas en proie à la sécheresse, aucune calamité naturelle ne s'est abattue sur lui. Cet Etat a été, tout simplement, dévasté par les recettes que le FMI et la BM ont imposées à Buenos Aires, au nom du "développement économique". Elles sont venues se greffer sur un plan de relance adopté par la dictature militaire, en 1976, et confirmé par les gouvernements démocratiques qui se sont succédé, jusqu'à l'effondrement du pays, en décembre 2001. Dans cette spirale infernale, les "aides" de FMI, que les responsables de l'économie argentine ont acceptées sans retenue, ont du moins valu à l'Argentine la palme de

"premier de classe" (faute d'un véritable développement), son ministre de l'Economie figurant comme "l'élève chéri" (le plus obséquieux) de l'institution basée à Washington.

On comprend aujourd'hui pourquoi bon nombre d'Argentins ont continué, naïvement, de se réjouir lorqu'ils entendaient parler, encore en juin 2001, les économistes du FMI de "miracle argentin", et ce alors que de petites entreprises fermaient leurs portes, que le chômage montait et que le pays en était à sa troisième année de récession. Les responsables économiques de l'Argentine et ceux du FMI restent en revanche muets lorsqu'il s'agit de déclarer que, depuis le 15 novembre, l'Etat se trouve dans une situation d'insolvabilité. Les coffres presque vides de la Banque centrale n'ont pas permis à Buenos Aires de verser une tranche de 805 millions de dollars à la Banque mondiale. Mais, en signe de bonne volonté, le pays à tout de même payé 79,2 millions, correspondant aux intérêts et dette. Il a également décidé de révoquer, dès le 2 décembre, le corralito, le gel des comptes et dépôts bancaires.

Pour sa part, le FMI a accordé une prolongation, jusqu'au 22 novembre, pour le paiement de la tranche non versée. Par ce geste, l'institution n'a certes pas manifesté sa compréhension, elle a simplement décidé de s'accorder un moment de réflexion pour comprendre ce que l'Argentine entend faire dans un proche avenir. Car Buenos Aires a déclaré, ni plus ni moins, qu'il ne respecterait plus ses obligations tant qu'un accord ne sera pas trouvé avec le FMI. D'un côté comme de l'autre, il s'agit de gagner du temps. Personne ne sait ce qu'il faut faire face à la faillite d'un Etat.

L'institut financier mondial continue, malgré tout, de réclamer un contrôle accru des dépenses dans toutes les provinces. Concrètement, il demande que des coupes budgétaires soient effectuées à tous les niveaux, et ce même dans les régions où... les enfants meurent de faim. A Guaranì, dans le nord-ouest du pays, où l'on a annoncé les derniers décès en date, le "darwinisme économique" du libre marché a provoqué la disparition de toute activité productive, le chômage touchant 90 % de la population. "Rien ne tient débout, tout s'écroule", analyse le quotidien La Naciòn. La plupart des cantines sociales ont fermé, faute de moyens, les commerçants privés ne leur accordant plus de crédit (ni aux autres établissement publics par ailleurs). Seules huit réfectoires scolaires restent en activité, où les enfants consomment leur unique repas de la journée. Le FMI voudrait-il, peut-être, que l'on coupe aussi dans ces dépenses? Face à cet état d'urgence, le gouvernement national a proposé au Parlement, ces derniers jours, une série de mesures. En attendant, à Tucuman, sept autres enfants sont décédés.

La mort de ces personnes innocentes n'est que la pointe de l'iceberg. Toujours selon La Naciòn, la capitale de la province du Tucuman aurait été envahie par les mouches. Mauvais signe. Les employés de la commune ne touchent plus leur salaire depuis des mois. Au bout de leurs ressources, ils sillonnent la ville à la recherche de nourriture. Souvent, de plus en plus souvent, ils vont jusqu'à fouiller dans les poubelles. Selon les chiffres de l'INDEC, l'Institut national de statistique, le coût de la vie a augmenté de 40 %, entre janvier et octobre. Le panier de la ménagère a été évalué à la hausse, à 716 pesos, alors que 70 % des travailleurs en gagnent environ 500.

A ce tableau, désolant, s'ajoute le chômage, qui a dépassé le seuil de 25 %, selon les statistiques fournies par le ministre des Finances, Roberto Lavagna. L'Argentine compte aujourd'hui plus de 20 millions de pauvres, dont 9 sont privés de toutes ressources. Certains optimistes, dont le ministre Lavagna, affirment que le pays a touché le fond et qu'il y a déjà des signes de reprise. L'inflation se serait tassée, la production aurait été remise en marche dans le secteur de biens qui étaient auparavant importés, diverses entreprises en faillite, qui ont été occupées par les ouvriers, auraient donc repris les activités, bien qu'avec une grande difficulté.

II s'agit de signes faibles, très faibles. Par ailleurs, le tableau général du pays ne permet pas d'être optimiste, lorsqu'on sait, surtout, que la conversion des dollars en pesos (à la suite du décrochage avec la monnaie étasunienne), la dévaluation et la chute des bons du Trésor ont fait perdre 66,3 milliards de dollars aux Argentins. Conséquence: la consommation a chuté vertigineusement, de nombreuses personnes dorment dans la rue, une armée de quelque 40'000 individus circule chaque nuit dans la capitale à la recherche de déchets ou autres matières à recycler, plus de 100'000 magasins ont fait faillite.

Dans ce contexte de crise et de peur, les élections présidentielles du 27 avril 2002 semblent lointaines. A cinq mois du scrutin, les sondages révèlent l'incertitude des électeurs, les intentions de vote changeant au fil des semaines. A la fin du mois d'août, le chef du Parti de l'autodétermination et de la liberté, Luiz Zamora, et Elisa Carriòs, s'affichaient en tête des préférences. A peine trois mois plus tard, le premier a jeté l'éponge. II a renoncé officiellement à sa candidature, en demandant à ses électeurs de glisser un bulletin blanc dans l'urne. Mais il s'est dit prêt à se lancer à nouveau dans la course, si l'élection était suivie par la dissolution des Chambres et de la Cour suprême, comme le demande la foule.

De son côté, Elisa Carriò, représentante de l'Alternative pour une République de citoyens égaux, a vu sa cote descendre à 16,2 %. Le péroniste Rodolfo Rodriguez Saà - qui a assumé pour quelques jours la fonction de président, après l'abandon de Fernando De la Rua - maintient, lui, ses positions, à 17,3 %, alors que l'ombre inquiétante de Carlos Menem s'allonge (14,2 %) s'allonge sur les autres candidats. L'incertitude règne aussi dans les rangs des péronistes. Outre MM. Rodriguez Saà et Menem, d'autres ténors se bousculent à la porte du parti pour obtenir l'investiture finale: José Manuel De la Sota et Néstor Kirchner ont inscrit leur nom sur la liste, tandis que la femme du président Eduardo Duhalde, Chiche, laisse encore planer le doute quant à une éventuelle candidature, qu'elle déposerait pour se substituer à son mari, exclu du prochain scrutin. Les élections internes au parti péroniste s'annoncent d'ores et déjà très dures. Reste qu'un vent nouveau souffle sur les pays de l'Amérique du Sud. Il a porté au pouvoir, au Brésil, Inacio "Lula" da Silva, au Venezuela, Hugo Chavez et, en Equateur, Lucio Gutierrez. Ce vent nouveau balayera-t-il l'actuelle classe politique argentine?


Claudio Tognonato, Le Courrier, 02.12.2002
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